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Citations choisies : Deleuze, les mouvements aberrants de David Lapoujade

INTRODUCTION

// Ce qui intéresse avant tout Deleuze, ce sont les mouvements aberrants. (9)

// Pervertir est une opération essentielle chez Deleuze et le pervers est un personnage central de sa philosophie au même titre que le fameux « schizo » de L'Anti-Œdipe. (11)

// Logique ne veut pas dire rationnel. On dirait même que, pour Deleuze, un mouvement est d'autant plus logique qu'il échappe à toute rationalité. Plus c'est irrationnel, plus c'est aberrant, plus c'est logique pourtant. C'est comme les personnages de Dostoïevski ou de Melville : ils ne peuvent avancer aucune raison, bien qu'ils obéissent à une logique impérieuse ". (13)

// La logique a toujours quelque chose de schizophrénique chez Deleuze. Cela constitue un autre trait distinctif : une profonde perversion au cœur même de la philosophie. Se dégage ainsi une première définition de la philosophie de Deleuze : elle se présente comme une logique irrationnelle des mouvements aberrants. (13)

// Pour Deleuze, il n'y a pas, il ne peut pas y avoir de philosophie de l'ordinaire, du régulier ou du légal. La philosophie de l'ordinaire est la mort de la philosophie. Il faut trouver un autre nom, empirisme supérieur, empirisme radical ou « empirisme transcendantal » qui témoigne de la nécessité d'invoquer d'autres types de mouvements, démoniques ou excessifs. (14)

// Ce n'est pas que la vie insuffle à la logique un vent d'irrationalité qui, sinon, lui fait défaut ; c'est plutôt que les puissances de la vie produisent sans cesse de nouvelles logiques qui nous soumettent à leur irrationalité. (14)

// « Dès que nous "oublions" le problème, nous n'avons plus devant nous qu'une solution générale abstraite " » (15)

// Et, avec Guattari, la ligne de front s'étend encore avec la déclaration de guerre contre la psychanalyse, la défense de l'inconscient-usine contre l'inconscient-théâtre, de la machine contre la structure, des machines de guerre nomades contre les appareils de capture des appareils d'État et contre la puissance d'axiomatisation du capitalisme, sans oublier le combat général de la philosophie à la fois contre le chaos et l'opinion (QLP, 191/203). (16)

// On peut insister sur le structuralisme de Deleuze, et plus tard, dans son « travail à deux » avec Guattari, sur leur machinisme, et l'on aura encore une fois raison, mais ce qu'il y a de proprement deleuzien, c'est d'abord ce goût pour les mouvements aberrants qui constitue son problème propre et, peut-être même, la raison de sa collaboration avec Guattari. Ce à quoi servent le structuralisme puis le machinisme, c'est d'abord à former les logiques qui rendent raison de ces mouvements aberrants. (18)

// Deleuze n'affirme-t-il pas en effet que ces mouvements aberrants nous emportent vers ce qu'il y a d'impensable dans la pensée, d'invivable dans la vie, d'immémorial dans la mémoire, constituant la limite ou l'« objet transcendant » de chaque faculté (DR, 250) ? (18)

// Comment les mouvements aberrants ne se confondraient-ils pas avec un processus d'autodestruction? L'excès qu'ils expriment ne risque-t-il pas de nous détruire, corps et âme? « L'expérimentation vitale, c'est lorsqu'une tentative quelconque vous saisit, s'empare de vous, instaurant de plus en plus de connexions, vous ouvrant à des connexions : une telle expérimentation peut comporter une sorte d'autodestruction, elle peut passer par des produits d'accompagnement ou d'élancement, tabac, alcool, drogues. Elle n'est pas suicidaire, pour autant que le flux destructeur ne se rabat pas sur lui-même, mais sert à la conjugaison d'autres flux, quels que soient les risques. Mais l'entreprise suicidaire au contraire, c'est quand tout est rabattu sur ce seul flux : "ma" prise, "ma" séance, "mon" verre. C'est le contraire des connexions, c'est la déconnexion organisée » (DRF, 140). (20) !!

// Les mouvements aberrants menacent la vie autant qu'ils en libèrent les puissances. Le vitalisme de Deleuze est plus trouble, plus indécis qu'on ne l'affirme parfois. (21)

// Il participe d'une machine de guerre, positive, active, dans laquelle nous sommes pris. Penser, pour Deleuze, a toujours été conçu comme un acte guerrier. (23)

// L'expression est comme un cri, et il y a de nombreux cris chez Deleuze. C'est comme un dernier état de la question : quels droits ces mouvements aberrants revendiquent-ils? En faveur de quelles nouvelles existences témoignent-ils? « C'est peut-être là le secret : faire exister, non pas juger » (CC, 169). (23) !!

CHAPITRE 1 : LA QUESTION DE LA TERRE

// Tout phénomène considéré comme « fait » exprime une prétention; à ce niveau, prétention et expression se confondent. Le monde ne se compose que de prétentions ou d'expressions. « La prétention n'est pas un phénomène parmi d'autres, mais la nature de tout phénomène » (DR, 87). (24) !!

// Lorsque, par exemple, avec Guattari, il critique dipe, c'est d'abord au nom de la question quid juris ? De quel droit Œdipe peut-il être affirmé comme universel? D'où cette universalité supposée tire-t-elle sa légitimité ? (24)

// « Si modeste soit une revendication, elle présente toujours un point que l'axiomatique ne peut supporter, lorsque les gens réclament de poser eux-mêmes leurs propres problèmes, et de déterminer au moins les conditions particulières sous lesquelles ceux-ci peuvent recevoir une solution plus générale » (MP, 588). (26) !

// « Le propre de la minorité, c'est de faire valoir la puissance du non-dénombrable, même quand elle est composée d'un seul membre »(MP, 588). (27) !!

// C'est peut-être la raison pour laquelle toute prétention se transforme en cri, même lorsque le cri reste muet ou inaudible. Il y a chez Deleuze des cris de toutes sortes, des cris de cinéastes, d'écrivains, de peintres. Toute revendication est un cri. Même les philosophes poussent des cris à travers leurs principes. N'y a-t-il pas en ce sens un cri, une clameur qui traverse toute la philosophie de Deleuze, un cri immense comme dans un tableau de Bacon, chargé de tous les cris auquel il veut faire droit ? (27) !!!!!!!!

[ | - 48. C'est également un thème constant des cours (voir par exemple le cours du 17/05/83 sur les cris cinématographiques ou le cours du 30/10/84 sur les cris philosophiques :
«Si vous n'êtes pas sensible au cri philosophique, vous n'êtes pas sensible à la philosophie [...]. Les cris philosophiques sont comme les cris des poissons. Si vous n'entendez pas le cri des poissons, vous ne savez pas ce que c'est que la vie. Si vous n'entendez pas ce que c'est que le cri des philosophes, vous ne savez pas ce que c'est que la vie et vous ne savez pas non plus ce que c'est que la philosophie et vous ne savez pas ce que c'est que la pensée »). - ]

// Il faut par conséquent opérer une série de distinctions, indispensables pour comprendre comment s'ordonne la pensée de Deleuze. Il y a d'abord le fondement ou ce qui en tient lieu : la terre, le sol, sur laquelle s'édifie tout le reste et dont il faudra plus tard préciser la nature. Vient ensuite le principe transcendantal qui, par bien des aspects, se confond avec le fondement, mais qui s'en distingue en ceci qu'il distribue le sol ou la terre selon les exigences propres au fondement. C'est lui qui joue le rôle de principe de raison". (29) !!!!!

// D'une façon générale, il faut chaque fois distinguer entre le fondement ontologique (ou la Terre), le principe transcendantal (ou la distribution de la terre) et le principe empirique (l'administration d'un territoire ou d'un domaine). (30) à creuser

//1. DR, 141 : «Il se peut que dans toute question, dans tout problème, comme dans leur transcendance par rapport aux réponses, dans leur insistance à travers les solutions, dans la manière dont ils maintiennent leur béance propre, il y ait forcément quelque chose de fou ».(33)

// N'est-ce pas ce que nous disons depuis le début : suivre les mouvements aberrants pour en dégager les logiques irrationnelles ? (33)

// 25. MP, 635 : «... la déterritorialisation peut être nommée créatrice de la terre
-une nouvelle terre, un univers, et non plus seulement une reterritorialisation » ; MP 178
déterritorialisation absolue = terre elle-même (38) !!!!!

// Arriver dans un milieu, s'y créer des habitudes, y inscrire ses marques et ses repères comme autant de délimitations, y adopter des conduites selon certains rythmes, bref composer une ritournelle, n'est-ce pas déjà revendiquer un territoire, à la manière d'un droit coutumier ? (38)

// À ce titre, Mille plateaux peut dire que le territoire est le premier de tous les agencements tout comme Différence et répétition peut dire que tout phénomène est une prétention. Les prétentions ne sont en effet rien d'autre que des compositions d'espaces-temps - ou des ritournelles, c'est-à-dire encore des territoires (39)

// La Terre se confond avec la déterritorialisation même, elle est une terre infiniment mouvante, sans fond ni assise. La déterritorialisation est le mouvement aberrant de la Terre. (39)

// C'est la raison pour laquelle Deleuze et Guattari accordent tant d'importance aux nomades: ce sont les seuls qui occupent la terre, qui « suivent » la terre, qui sont dans un rapport d'immanence avec elle, si bien que ce sont les plus déterritorialisés, les plus libres à l'égard de la notion de territorialité.

// 1. MP, 397 : « Le territoire est le premier agencement, la première chose qui fasse agencement, l'agencement est d'abord territorial ». !!

// Les nomades ne se déterritorialisent qu'à condition de se reterritorialiser sur leurs campements successifs ou sur les mouvements mêmes par lesquels ils se déterritorialisent, comme on dort sur sa monture. (40)

// « Quant au schizo, de son pas vacillant qui ne cesse de migrer, d'errer, de trébucher, il s'enfonce toujours plus loin dans la déterritorialisation [...] et c'est peut-être sa manière à lui de retrouver la terre, la promenade du schizo » (40) !!!!!!
AOE 380/383

// Si Mille plateaux est un livre sur la terre, c'est aussi, comme son titre l'indique, un livre sur les multiplicités ". Les deux «objets » de Mille plateaux sont la terre et les multiplicités. (41)

CHAPITRE 2 : LES CERCLES DU FONDEMENT

// DR, 50 : « Le jugement a précisément deux fonctions essentielles, et seulement deux : la distribution qu'il assure avec le partage du concept, et la hiérarchisation, qu'il assure par la mesure des sujets »

// L'aberrant est l'expression de la puissance ou l'exposant de cette puissance, elle-même inséparable de la « nouvelle terre » puisqu'elle en procède ; c'est par elle qu'un être s'individue et que le plus petit égale le plus grand s'il va, comme lui, jusqu'au bout de ce qu'il peut.

CHAPITRE 5 : LE PERVERS ET LE SCHIZOPHRÈNE

// Mais justement, qu'est-ce que le non-sens - une fois exclues les déterminations inadéquates telles que l'absurde ou l'incohérent '? Sans doute faut-il franchir la limite fixée par Witt-genstein pour le saisir. Que sont le Blituri des stoïciens, le «Snark » de Lewis Carroll ou les « objets impossibles » de Meinong? Ce sont des mots qui n'ont aucune signification, qui ne désignent rien, qui ne manifestent aucun état mental, ne signifient aucun concept général, mais qui cependant ont un sens. Justement, le propre de tels non-sens, c'est de n'avoir que du sens. Ils ont un sens, bien qu'ils n'aient aucune signification. (117) !

// Du côté de la proposition, il est un non-sens qui n'a que du sens; du côté des états de choses, il est un « extra-être » ou un « hors-être » selon les termes de Meinong. Il a le minimum d'existence des objets qui ne peuvent être que pensés et qui ne peuvent occuper aucune place dans le monde des objets possibles ou réels. En tant qu'objets impossibles, ces entités sont comme en surnombre. Selon la belle formule de Meinong, ce sont des objets apatrides
Ils sont « à l'extérieur de l'être», mais occupent « une position précise et distincte à l'extérieur»
(LS, 49) dans la mesure où le langage en parle. De tels objets sont à la fois le dehors du langage (comme non-sens) et le dehors du monde (comme extra-être), ils sont à la frontière où se tiennent sens et non-sens. Car « le non-sens est à la fois ce qui n'a pas de sens, mais qui, comme tel, s'oppose à l'absence de sens en opérant la donation de sens' (118)

// 1. LS, 89-90 : «... le sens est présenté comme Principe, Réservoir, Réserve, Origine. Principe céleste, on dit qu'il est fondamentalement oublié et voilé ; principe souterrain, qu'il est profondément raturé, détourné, aliéné. Mais, sous la rature comme sous le voile, on nous appelle à retrouver et restaurer le sens, soit dans un Dieu qu'on n'aurait pas assez compris, soit dans un homme qu'on n'aurait pas assez sondé. Il est donc agréable que résonne aujourd'hui la bonne nouvelle : le sens n'est jamais principe ou origine, il est produit. Il n'est pas à découvrir, à restaurer ni a re-employer, il est à produire par de nouvelles machineries ». !!!!!!

// Toute structure est hantée par une machine qui la menace sans cesse de destruction, d'éclatement, par ses aberrations et ses ratés. Introduire un « machin » dans la structure ne suffit certes pas pour la retourner puisque, au contraire, c'est ce qui lui permet de fonctionner. (122) !!

// Et, comme nous le verrons, c'est par un corps intensif, « un corps sans organes » que les ratés, les dysfonctionnements, les détraquages de la structure se produisent et que l'on passe au machinisme. (123)

// Quel effet le langage produit-il sur le schizophrène ? Ce qu'il ne supporte pas, ce n'est pas seulement que sa pensée soit organisée par le langage, structurée par lui et qu'on lui « vole » sa pensée. C'est aussi que son corps soit pénétré, agressé, articulé par ce langage. On ne lui dérobe pas sa pensée sans agresser ou morceler son corps. (124)

// Ce que le schizophrène ne supporte pas, ce ne sont pas tant les mots coupants ou blessants en eux-mêmes, que le fait qu'ils soient articulés dans une syntaxe. L'ennemi, ce n'est pas le mot, mais l'articulation syntaxique. (125) !

// C'est pourquoi au langage organisé, il oppose des mots-souffles ou des cris, un langage indecomposable, inarticulable qui doit conjurer le retour de la syntaxe. De même, au corps organisé, percé de toutes parts comme un saint Sébastien, il oppose un corps sans organes, corps plein sans parties, lisse, fluide, amorphe et improductif. (125) !

// Artaud découvre un corps intensif et un langage de ce corps, logés sous la surface du sens, dans l'« infra-sens » (LS, 114). (125)

// 1. LS, 109 : « Il s'agit de faire du mot une action en le rendant indécomposable, impossible à désintégrer : langage sans articulation ». Deleuze et Guattari le rediront autrement in AC, 15/17 : « Au flux liés, connectés et recoupés, il oppose son fluide amorphe indifférencié. Aux mots phonétiques, il oppose des souffles et des cris qui sont autant de blocs inarticulés ». Cf. également, MP, 197. !!

// (le pervers) C'est comme une version clinique de l'alternative entre ordre et chaos. Il échappe à l'indifférencié dans lequel plonge la psychose comme aux différenciations préétablies dans lesquelles s'installent la névrose. (126)

// C'est tout l'humour du pervers : obéir avec tant de zèle qu'à la fin, la loi se voit renversée puisqu'elle finit par favoriser ce qu'elle était supposée interdire. (127)

// De ce point de vue, il est maniteste que la perversion se confond avec les puissances de la répétition. Répéter consiste à doubler, redoubler et déplacer, comme une sorte de gigantesque méthode de pliage. Nietzsche répète Leibniz, il est comme une doublure de Leibniz, mais Leibniz répète déjà Nietzsche, tout comme les stoïciens répètent Leibniz et Nietzsche à leur manière. Nietzsche à son tour répète Spinoza, tout autant que Bergson se répète dans Spinoza et inversement, chacun étant une doublure de l'autre. Kant se répète dans Maïmon tout comme Platon se répète dans la doublure qui le renverse. (129)

// « Ce n'est jamais l'autre qui est un double, dans le redoublement, c'est moi qui me vis comme le double de l'autre : je ne me rencontre pas à l'extérieur, je trouve l'autre en moi » (F, 105). (129)

// « Pour tout Carroll, nous ne donnerions pas une page d'Antonin Artaud; Artaud est le seul à avoir été profondeur absolue dans la littérature, et découvert un corps vital et le langage prodigieux de ce corps, à force de souffrance, comme il le dit." LS 114 (131)

// Il n'est plus question de para-sens, de non-sens ou d'infra-sens. Désormais, ce qui importe, ce sont des éléments a-signifiants et leurs couplages : une bouche qui suce, une poignée de cailloux et les poches d'un manteaux comme chez Beckett. C'est d'autant plus réel que ça ne veut plus rien dire; le but immanent n'est plus de signifier, mais de produire. (135)

CHAPITRE 6 : SCHIZO SIVE NATURA

// Répulsion et attraction sont les deux forces de la matière intensive dont le rapport différentiel engendre les variations d'intensité par lesquelles passe ce corps, tous les états de nerfs par lesquels passe le schizophrène . S'il faut invoquer le schi-zophrène, ce n'est certes pas parce qu'il aurait le privilège exclusif de se créer un corps sans organes - chacun en a un, chacun s'en fait un -, mais parce qu'il est celui qui en éprouve jusqu'à l'intolérable les variations intensives, ce dont témoigne son langage inarticulé faits de souffles, de cris. Tout se passe comme si le schizophrène était en contact direct avec cette matière intensive, comme s'il vivait sur la limite où la pensée touche directement la matière, la pierre ponce qui râpe le cerveau de Virginia Woolf, « états d'intensité pure et crue dépouillés de leur figure et de leur forme'», l'informel pur. (143) !!!

// Cette matière intensive, le schizo la sent dans les organes, dans la manière dont justement le corps repousse les uns et attire les autres, selon des connexions qui de toute façon répudient toute unité organisée. Il « sent » qu'il devient autre chose selon les migrations, les déplacements des zones intensives sur le corps sans organes, la manière dont tel ou tel organe se trouve soudain activé, attiré ou repoussé par ce corps. Du point de vue de cette perception en intensité, les machines-organes constituent les puissances de la matière intensive du corps sans organes. Leur fonctionnement régénéré est l'effectuation de cette puissance à tel ou tel degré. On dirait qu'il passe son temps à faire mourir un corps pour en faire renaître un autre (AŒ, 393/397 sq.). Ce qui assure le fonctionnement d'un organisme, c'est la liaison des organes entre eux, mais justement ce que le corps sans organes ne supporte pas, ce sont ces liaisons organiques qui le ligotent. De ce conflit apparent naît un principe de distribution qui défait les rapports de synergie, de totalisation ou d'intégration organiques. Apparaissent de nouveaux rapports entre organes, des rapports non organiques ou des rapports qui sont autant de non rapports, « comme si la disparité des différentes pièces devenait une raison pour les mettre ensem-ble, les faire fonctionner ensemble " » : estomac et dynamo... Plus qu'un principe de distribution il s'agit d'un principe de disparation comme système de « coupures aberrantes» (AŒ, 149/151) qui s'oppose à tout principe d'organisation ou d'articulation. C'est à cette condition que le désir peut circuler, fluer librement. Des branchements ou des couplages aberrants dans toutes les directions selon les interprétations de chaque organe et les rencontres qu'il fait " (144)

// On le voit dans l'investissement paranoïaque qui fait de la limite une frontière jalousement protégée, en droit infranchissable. Le paranoïaque s'intéresse-t-il seulement à autre chose ?
La limite doit préserver une identité pure de tout mélange, protéger ses territorialités d'infiltrations étrangères ou d'espions invisibles, elle doit prémunir un corps sain contre les microbes et la saleté. Le paranoïaque est le gardien des limites. À l'autre extrémité, le « schizo » est précisément celui qui n'investit aucune limite sinon pour les franchir, passer sur leur envers selon des « lignes de fuite » transversales. Il ne possède ni territoire fixe ni identité territoriale, il brouille les repères et ne fantasme donc rien de pur : « Je ne suis pas des vôtres, je suis éternellement de la race inférieure, je suis une bête, un nègre.» C'est en suivant ce tracé que le schizo crée une nouvelle terre où nomadiser. (175) !!!!!

CHAPITRE 7 : LES TRIADES DE LA TERRE

// Si Mille plateaux est un livre sur la Terre, c'est parce que la Terre est le nom collectif de ces multiplicités de multiplicités. (181)

// De quelle nature sont ces relations ? Nous le savons déjà : ce sont celles de la disjonction incluse, désormais appelée « rhizome ». Les multiplicités qui peuplent le plan sont des multiplicités rhizomatiques en ce sens qu'elles lient des éléments hétérogènes sans qu'ils cessent d'être hétérogènes puisque c'est par leur hétérogénéité respective qu'ils sont liés (MP, 406, 414, 632). (184) !!

]] 3 niveaux : 1) Le plan ; 2) La machine abstraite ; 3) L'agencement concret

// Pourquoi alors parler de consistance? On peut dire que la consistance implique une certaine solidité matérielle, et par conséquent une forme. Certainement, mais c'est encore plus vrai de l'inverse : un ensemble est d'autant plus consistant qu'il parvient à faire tenir ensemble des termes hétérogènes et instables. Plus une relation est solide et fixe, moins elle est consistante. Inversement, moins une relation est stable, moins elle est fixe, plus elle est susceptible de se transformer, plus elle a de consistance. (186)

// Il faut par conséquent distinguer le plan (ou planomène) de sa « planification» (ou diagrammatisation) (MP, 91). Sous un aspect, on peut dire que le plan est produit ou tracé par la machine abstraite, sous un autre aspect, on peut dire que la machine abstraite distribue ce qui se produit sur le plan. (188)

// Et la seule question alors qui doit être posée est la suivante: dans quelle mesure l'avenir peut-il échapper aux programmations de toutes sortes? Quelles sont les forces, les puissances diagrammatiques susceptibles de « déprogrammer » l'avenir, d'empêcher les plus épouvantables programmations de s'accomplir ? (190)

// On le retrouve ici, sous une tout autre forme : tantôt un principe de distribution diagrammatique où les multiplicités fluent librement, selon des liaisons disjonctives entre hétérogènes (ce dont témoignent les mouvements aberrants qui traversent les strates), tantôt un principe de distribution programmatique où les multiplicités se plient à la double articulation qui les ordonne (contenu) et les structure (expression) sur les strates. (201)

// Mais cela ne constitue encore qu'un exemple, voire même une sorte d'exercice pratique anti-linguistique : prenez un énoncé, faites-le varier et vous retrouverez la ligne de ses variations intensives, une matière non-linguistique immanente à la langue ". Combien vont plus loin ceux qui atteignent le point où la langue se désarticule, perd sa syntaxe, ses règles de gram-maire, ceux qui font monter cette matière intensive dans la langue, à force de répétitions, ceux qui repètent intensivement une même différence et la font varier. Ils construisent de véritables séries intensives où chaque dernier terme réagit sur les précédents. « Essayer encore. Rater encore. Rater mieux encore. Ou mieux plus mal. Rater plus mal encore. Encore plus mal encore. » On comprend pourquoi Deleuze et Guattari invoquent des auteurs comme Péguy, Beckett ou Gherasim Luca. Leur mode de répétition, l'introduction de différences atypiques dans le jeu des répétitions, comme mû par une insistance folle, ce morcellement ou martellement incessant les conduisent à créer une langue asyntaxique, agrammaticale, comme une autre langue dans la langue. Ils brisent la chaîne verbale qui donne à la langue sa linéarité supposée, mais au profit d'une autre continuité, nécessairement virtuelle, dont témoignent ces brisures mêmes. Leur « bégaiement » fait de la langue un système en perpétuelle variation (MP, 126). Ou plutôt c'est la variation elle-même qui devient systématique (MP, 118). (210)

// Pas d'agencement qui ne soit ordonné et organisé - doublement formalisé - sur un versant et qui ne tende simultanément à se désorganiser, à plonger dans l'informel sur l'autre versant, à la manière d'un portrait de Bacon : figuratif et défiguré.
Pour résumer les différentes positions relatives à la question du langage, c'est comme si nous étions passés par trois états de la machine abstraite, lesquels correspondent à trois modes de distribution des multiplicités : d'abord, la machine abstraite linguistique, abstraite en ceci qu'elle ne s'occupe que de la distribution différentielle des signes à l'intérieur de la langue (indépendamment de leur rapport avec les corps) ; ensuite la machine abstraite sémiotique qui distribue régimes de signes et régimes de corps sur telle ou telle strate, selon tel ou tel agencement (indépendamment des facteurs de déterritorialisation) ; enfin la machine abstraite diagrammatique qui s'affranchit de la double formalisation des signes et des corps pour distribuer matières et fonctions sur un plan de consistance déstratifié (indépendamment des formes de contenu et d'expression) 70 Dans ce dernier cas, rien ne dépend plus du langage, c'est au contraire le langage qui dépend de l'agencement dans lequel il est pris. Et l'agencement à son tour dépend de la machine abstraite qui distribue les régimes de signes et les régimes de corps. D'où la récusation de tout « impérialisme » du langage, qu'il soit d'ordre linguistique ou sémiologique " (213)

CHAPITRE 8 : PEUPLES ET DÉPEUPLEURS

// "Tout agencement est d'abord territorial. La première règle concrète des agence-ments, c'est de découvrir la territorialité qu'ils enveloppent, car il y en a toujours une ?" (MP 629) (214)

// Il arrive qu'un mouvement artistique, social ou scientifique pousse la déterritorialisation plus loin que ne l'ont fait les peuples nomades (MP, 527) !!!!!!! (223)

// Ce qui caractérise la machine de guerre nomade, c'est qu'elle ne détruit que ce qui empêche ses processus de déterritorialisation, certes locaux, mais absolus ; elle fait de la mort et de la destruction des puissances positives en tant qu'elles favorisent une libre circulation des intensités dans un espace lisse " (239)

CHAPITRE 9 : FENDRE LA MONADE

// D'un point de vue général et abstrait, Mille plateaux se résume dans un combat : nomadisme contre impérialisme. La lutte est toujours une lutte pour une nouvelle terre (connectée au cosmos), un nouveau mode de peuplement de la terre (connecté aux minorités ou aux molécules). (247)

// La distinction intérieur/extérieur n'a plus de sens puisque tout passe dans un « espace d'information » intermédiaire rempli de clichés. (252)

// Pour devenir capable d'action, il faut paradoxalement renoncer à l'idée d'avenir. Il faut sauter dans une autre temporalité et découvrir les nouvelles forces du temps. (256)

// Par définition, il n'y a pas de « minorité visible »; toute minorité est invisible, inaudible. On retrouve un aspect central que nous évoquions au début de cette étude : les cris, les multiples cris qui traversent la philosophie de Deleuze. Cris inarticulés, cris muets qui témoignent de la dépossession du corps, de la pensée, du monde, de la vitalité dont il faut devenir chaque fois l'avocat. (261)

// D'un côté, défaire l'organisation du langage en le soumettant aux variations d'une matière intensive, le fameux bégaiement de Mille plateaux, mais aussi les crissements, les piaulements, les désarticulations syntaxiques; de l'autre, défaire l'organisation du visible de telle sorte qu'on « assiste à une transformation des substances et à une dissolution des formes, passage à la limite ou fuite des contours, au profit des forces fluides, des flux, de l'air, de la lumière, de la matière qui font qu'un corps ou un mot ne s'arrêtent en aucun point précis » (MP, 138). (266)

CHAPITRE 10 : DU DÉLIRE

// Comment ne pas émettre l'hypothèse que la philosophie de Deleuze gravite autour d'une vision, lui qui ne cesse d'invoquer un acte de « voyance » ou une intuition, une fulguration instauratrice d'un plan d'immanence? Quelle serait cette vision? Il faut tenter de la saisir avec nos moyens, ralentir l'instant de la fulguration et la fixer dans une image. « Petite image alogique, amnésique, presque aphasique, tantôt se tenant dans le vide, tantôt frissonnant dans l'ouvert » (E, 72). L'exercice est d'autant plus délicat que, sitôt formée, l'image se dissipe, comme Deleuze l'observe à propos de Beckett !. L'image n'a le temps que de laisser entrevoir ses puissances avant de s'évanouir ou de se développer en autre chose, inévitablement. (276)

// « Il est très difficile de faire une image pure, non entachée, rien qu'une image, en atteignant au point où elle surgit dans toute sa singularité sans rien garder de personnel, pas plus que de rationnel, et en accédant à l'indéfini comme état céleste » (E, 71). (276)

// « S'il est vrai que cette contre-pensée témoigne d'une solitude absolue, c'est une solitude extrêmement peuplée, comme un désert lui-même, une solitude qui noue déjà son fil avec un peuple à venir, qui invoque et attend ce peuple, n'existe que par lui, même s'il manque encore...» (MP, 647). Dépeupler pour repeupler autrement. (277)

// Que signifie déterritorialiser ici ? Déterritorialiser ne veut pas dire quitter la terre occupée par les hommes, mais au contraire arracher la terre aux hommes, aux perceptions et aux affections humaines comme autant de territorialités, et la rendre à son mouvement, à son immobilité propres - l'ouvrir au cosmos. (279)

// 1. QLP, 159/169 et la citation de Cézanne : « l'homme absent, mais tout entier dans le paysage ».

// On peut compléter cette image depuis un autre point de vue, en fonction cette fois de la distribution intensive des ombres et des lumières. Il faut partir de l'opacité des corps pour s'élever (ou descendre) vers la lumière de la matière idéelle qui les traverse, un peu à la manière dont Van Gogh passe de corps lourds, terreux et comme absorbés par leur ombre, à des corps allégés qui se désorganisent, se désagrègent au fur et à mesure qu'ils se colorent et que l'espacement entre les couleurs laisse entrevoir une sorte de lumière transparente.
Ou bien encore chez Turner, les corps qui se défont au fur et à mesure qu'ils se colorent davantage, jusqu'au moment où ils se dissipent dans une pure explosion de lumière (AC, 157-158/160). On ne s'étonnera pas que Deleuze repère un tel mouvement chez Francis Bacon où l'ombre s'échappe du corps en même temps que le corps tente d'échapper à lui-même pour rejoindre la « texture moléculaire » d'une matière idéelle et s'y dissiper. « Il faudra aller jusque-là, afin que règne une justice qui ne sera plus que Couleur ou Lumière, espace qui ne sera plus que Sahara » (FB, 23). (280)

// On ne s'élève pas vers le soleil, on se couche à même la terre désertique. Toute montée se confond avec une chute'. Couché plutôt que debout. Couché à hauteur du moléculaire. (281)

// La première opération consiste donc à désertitier le monde pour atteindre au plan d'immanence, à remonter des corps vers les Idées, de l'esthétique vers la dialectique. Il faut atteindre à l'équivalence qui traverse toute l'œuvre de Deleuze : désert = corps sans organes = plan d'immanence = chaosmos = Idée = matière = lumière en soi. Mais cette image est tout sauf une image fixe, elle est comme agitée de l'intérieur par des différences de potentiels, déjà prête à se dissiper. Rien ne se passe encore, mais on pressent qu'il va se passer quelque chose " (283)

// Ce ne sont plus les organes qui déterminent les perceptions, mais les perceptions qui engendrent et déterminent les organes qui leur correspondent. (286)

// La divergence des mondes fait que nous n'occupons jamais le centre d'un monde, mais que nous sommes toujours en bordure des multiplicités qui nous peuplent et nous déterritorialisent. (287) !!!!

// C'est même ce qui fait notre « position » dans le désert suivant le rêve schizo de Mille plateaux : «Il y a le désert... Là-dedans une foule grouillante, essaim d'abeilles, mêlée de footballeurs ou groupe de Touaregs. Je suis en bordure de cette foule, à la périphérie; mais y appartiens, j'y suis attaché par une extrémité de mon corps, une main ou un pied. Je sais que cette périphérie est mon seul lieu possible, je mourrais si je me laissais entraîner au centre de la mêlée, mais tout aussi sûrement si je lâchais cette foule » (MP, 41-42). (287) !!!!!

// L'artiste n' est-il pas celui qui peuple le plan de composition avec des figures, nains ou géants, montagnes de couleurs, explosions de lumière? Et si art, philosophie et science sont inséparables de la politique, c'est en tant qu'ils repeuplent autrement le monde. (289)

CONCLUSION : PHILOSOPHIE-LIMITE

// Chez Deleuze, la limite n'est plus un mur, muraille de Chine ou limes, mais devient un filtre, un crible, une membrane qui met topologiquement en contact un dedans plus profond que toute forme d'intériorité et un dehors plus lointain que tout monde extérieur. (294)

// "Le Corps sans Organes, on n'y arrive pas, on ne peut pas y arriver, on n'a jamais fini d'y accéder, c'est une limite. On dit : qu'est-ce que c'est, le CsO? - mais on est déja sur lui, se traînant comme une vermine, tâtonnant comme un aveugle ou courant comme un fou, voyageur du désert et nomade de la steppe" (MP, 186). Tel est le paradoxe de la limite : inaccessible et toujours déjà là pour justement constituer ce qui s'en éloigne et s'en approche. On est toujours à cheval sur elle en même temps qu'on ne l'atteint jamais. (297)

// La machine de guerre va-t-elle nous détruire ou bien va-t-elle détruire les limites qui nous assujettissent et nous asservissent ? On ne peut pas savoir à l'avance, tout est affaire d'expérimen-tation. « Dès qu'on pense, on affronte nécessairement une ligne où se jouent la vie et la mort, la raison et la folie, et cette ligne vous entraîne. On ne peut penser que sur cette ligne de sorcière » (P, 141 ; 149-152). (300)